Les mémoires d'un mouchoir brodé
J. Brare. - 1888
Le récit est décomposé en 15 chapitres tels qu'énumérés ci-dessous :
- La petite graine.
- Le brin d'herbe.
- Les mauvaises herbes.
- La petite fleur bleue.
- Les projets.
- Le rouissage.
- Curiosités.
- La grange.
- Le teillage.
- La filature.
- Le tissage.
- La batiste.
- Apprêt et coupe.
- Broderie.
- La dentelle.
6 - Le rouissage
J'étais donc fixée sur mon sort., et vraiment j'étais fière en songeant à la destinée qui m'attendait.
Cependant l'ignorance où j'étais de la nature des différentes transformations qui m'attendaient n'était pas sans faire naître en moi quelque inquiétude, sans me causer quelques craintes. Quand et comment devais-je les subir ?... Telles étaient les questions que je me posais souvent... Je ne tardais pas néanmoins à secouer ces préoccupations et à m'abandonner à. la douce espérance.
J'en étais là, quand, un jour, je me sentis brutalement saisie par une main rude ; un déchirement affreux s'ensuivit, et je me vis jetée violemment loin du lieu de ma naissance, après avoir laissé en terre quelques-unes de mes petites racines. Je promenais autour de moi un regard craintif ; que vis-je alors ?... Le sol était jonché des tiges de lin, mes voisines et mes compagnes ! J'ai assez vu, assez entendu depuis pour pouvoir assurer que cela devait ressembler à un champ de bataille après le combat.
Combien de temps restai-je là , étendue sans mouvement ? Je ne puis le dire. Un engourdissement profond s'était emparé de moi, et il ne fallait rien moins que ce qui m'arriva ensuite pour me tirer de cet état de mort.
Une suffocation horrible me rappela tout à coup à la vie. Mais en quel triste lieu me trouvais-je donc ?... Je ne m'en rendis pas immédiatement compte ; mais peu à peu, reprenant mes esprits, je compris et je sentis surtout que j'étais sous l'eau. — Sous l'eau ! Était-ce donc là, me disais-je ce que me promettaient les belles paroles du beau jeune homme blond ! Mais dans quel but, mon Dieu ! m'imposait-on cet horrible supplice ?
De ce moment commença pour moi une longue série de jours malheureux.
Nous étions entassées les unes sur les autres , mes compagnes et moi ; et d'énormes pierres, nous retenant au fond de l'eau, rendaient vains les efforts que nous faisions pour regagner la surface , afin de pouvoir respirer un peu cet air pur dont nous avions si longtemps joui et que nous aimions tant.
Si encore l'eau qu'on nous avait imposée pour demeure avait été limpide et courante, notre supplice eût été moins grand. Mais, au lieu d'un gentil petit ruisseau , figurez-vous, mes amis , une affreuse mare, remplie d'un liquide jaunâtre et stationnaire, et qui devenait plus trouble d'heure en heure, et vous aurez une idée de notre triste séjour.
Les odeurs nauséabondes qui s'exhalaient de ce lieu maudit, le rendaient insupportable à ceux-là même qui ne faisaient qu'en approcher. Vous pouvez, par là, juger de l'horrible existence faite aux malheureuses plantes qui l'habitaient.
Quelques grenouilles essayèrent de chercher près de nous un refuge contre la poursuite de quelques petits polissons ; mais les unes succombèrent aux émanations empoisonnées, les autres regagnèrent d'un bond la rive, préférant retomber aux mains de leurs ennemis , plutôt que d'avoir à subir la lente et affreuse agonie qui les attendait dans nos parages. Ainsi, ces vilaines grenouilles , voire même le hideux crapaud, ne pouvaient séjourner en notre compagnie ! Et moi, naguère si jolie, si coquette, si délicate, j'étais condamnée à demeurer peut-être longtemps encore dans ce marais infect !...
Cette pensée me révoltait, et je me laissais aller à maudire le jour qui m'avait vue naître.
Enfin, la mesure est à son comble : l'eau est si noire, que la lumière ne pénètre plus jusqu'à moi; mon corps, tout amolli par l'humidité, tombe en lambeaux ; et, vraiment, je ne sais ce qui serait advenu de ma pauvre personne, si des hommes n'étaient arrivés pour nous prendre, mes compagnes et moi, afin de nous examiner.
Parmi eux, je remarquai le beau jeune homme blond dont le langage m'avait naguère donné tant d'espérance. Etait-ce l'influence des premières et si bonnes paroles que j'avais entendues sortir de sa bouche ? Je ne sais, mais je me sentis rassurée par sa présence. Il nous examina bien attentivement ; après quoi, s'adressant aux hommes qui l'accompagnaient :
— Vous pouvez retirer ce lin de l'eau, leur dit-il, il est bien roui.
Nous venions donc de subir la préparation du rouissage, qui, ainsi que je l'appris plus tard, sert à détacher nos fibres de l'enveloppe qui les tient emprisonnées.
Il avait donc fallu en passer d'abord par là, avant de songer à me préparer, bien que de loin encore, à devenir ce beau mouchoir qui devait sortir de moi, pauvre petite plante de lin.
Je commençais ainsi à fournir la preuve d'une vérité dont ma vieille expérience d'aujourd'hui m'a fait apprécier toute la valeur : c'est que, le plus souvent, c'est au prix de bien des revers, de bien des sacrifices , de bien des souffrances que s'acquièrent les grandes qualités, que s'obtiennent les grandes situations qui distinguent certains hommes de leurs semblables. Donc, à quoi bon murmurer ? à quoi bon se plaindre ? Il faut se placer résolument en face des difficultés de la vie, les envisager froidement et accepter la lutte pour les vaincre. Agir autrement, c'est se préparer des regrets.
Peut-ètre sentais-je alors vaguement ces vérités ; car j'étais honteuse de m'étre d'abord laissée aller aux murmures et aux malédictions. Cela m'empèchait de jouir aussi pleinement que je l'aurais pu du bonheur de ma délivrance ; de l'air si pur que je respirais, qui m'enveloppait de toutes parts ; du bienfaisant soleil, qui me débarrassait rapidement de l'eau que mes pores dilatés gardaient encore malgré eux.
Mais je pris pour l'avenir de si bonnes résolutions, mon repentir fut si sincère, que je crus voir mon pardon descendre dans le dernier rayon de soleil qui vint achever ma guérison.
(...)