Les mémoires d'un mouchoir brodé
J. Brare. - 1888

1 - La petite graine

Avant d'être, comme aujourd'hui , un joli mouchoir brodé, bien riche, bien orné, bien digne d'être envié par plus d'une coquette jeune fille, je fus une toute petite graine d'un beau rouge-brun foncé, à la peau lisse et luisante, à la forme ovale et aplatie.

Graine, je logeais, avec neuf de mes soeurs, dans une espèce de capsule allongée et étroite que j'ai entendu nommer le fruit du lin. Nous fûmes recueillies par le propriétaire d'un grand champ. Notre logette et celles d'autres soeurs que nous ne connaissions pas encore, bien qu'elles fussent issues de la même terre et nées près de nous, froissées violemment dans de larges mains calleuses, s'ouvrirent sous cette pression douloureuse, et nous parûmes à l'air libre.

Pendant quelque temps, mises à l'écart et étroitement pressées l'une contre l'autre, nous ignorâmes le port qui nous était réservé. A différentes reprises cependant plu­sieurs de nos compagnes nous furent enlevées. A chaque fois c'étaient des adieux déchirants ; nous savions bien qu'il ne nous serait jamais donné de nous revoir ! Et, toutes petites graines que nous étions, nous n'avions pas moins le coeur sensible. J'ai même pu me convaincre plus d'une fois depuis, je vous l'assure, que bien des hommes sont loin d'avoir les uns pour les autres des sentiments semblables à ceux qui nous unissaient. Nous nous aimions tant I

Enfin, il fallait se quitter ! J'ai su plus tard que bon nombre de ces malheureuses petites graines avaient été portées dans ce que vous nommez des pharmacies, et que là, renfermées dans des bocaux qu'elles emplis­saient, elles enveloppaient, pour la conserver, une substance dite nitrate d'argent calciné. Pour elles, c'était la mort, car ce simple contact suffisait pourqu'elles se pénétrassent de cette substance énergique au point de ne pouvoir plus être employées, sans le plus grand danger pour les hommes, à qui , sans cela , elles auraient pu faire tant de bien.

C'est que notre rôle à nous, petites graines, est de vous rendre service, sans songer si, comme nos pauvres soeurs, nous obligeons des ingrats. Aussi, s'il m'eût été donné de choisir, aurais-je voulu servir, dans les hôpi­taux, au soulagement des pauvres malades, soit en restant une humble graine, soit en acceptant l'horrible destinée de subir la terrible opération du broiement, pour la réduction en farine. Je n'aurais point ambitionné l'honneur, fait à plusieurs d'entre nous, de devenir, comme compensation au douloureux broiement indis­pensable pour cela, une huile précieuse destinée à marier les jolies couleurs à l'aide desquelles, ai-je laissé dire, on fixe, sur le bois ou sur la toile, les images de ceux dont on veut conserver les traits chéris, le souvenir des pays que l'on aime, l'histoire des grands actes qui illustrent les nations.

Tel, du reste, ne devait pas être mon sort.

(...)