Les mémoires d'un mouchoir brodé
J. Brare. - 1888

5 - Les projets

Je laissais volontiers aller mon esprit de plante au courant de ces idées ; j'en fus distraite un jour par un bruit de voix qui attira mon attention.

— C'est un des plus beaux lins que j'aie jamais vus ! disait un beau jeune homme blond, à la figure ouverte et expressive, où se lisaient la loyauté et la honte.

Celui à qui il s'adressait paraissait avoir le double de son âge. Ses cheveux grisonnants, un peu longs et bouclés, donnaient à sa physionomie quelque chose de grave et de doux à la fois.

— Il est magnifique, en effet, mon cher Raoul, répondit-il.

— C'était mon espoir en le semant, reprit le jeune homme ; n'est-ce pas, soeur ? ajouta-t-il, comme s'il avait répondu à une pensée intérieure, en s'adressant à une jeune fille que je reconnus pour ma bienfaitrice, celle qui m'avait débarrassée des étreintes des mauvaises herbes.

Celle-ci baissa les yeux en souriant d'un air significatif.

— J'ai fait un rêve , vois-tu , père , continua-t-il , et j'espère qu'il se réalisera.

— Un rêve ! Qu'as-tu donc rêvé ?

— Ce que j'ai rêvé, père ? (Et il adressa à sa soeur un regard d'intelligence qui disait assez qu'elle était sa confidente.) J'ai rêvé que je déposais dans la corbeille de mariage de celle qui doit être ma femme le plus joli mouchoir qu'on eût jamais vu.... D'après mon rêve, j'avais voulu que ce mouchoir provint du lin le plus beau.... Pour cela, j'en avais choisi la graine, je l'avais moi-même confiée à la terre ; j'avais vu naltre et grandir sa tige ; j'avais ensuite voulu qu'elle subit sous mes yeux les différentes transformations qui devaient en faire le plus joli mouchoir.

— Hum I hum 1 je vois que tu as pris ton rêve au sérieux, mon cher Raoul !

— Oui, père , je veux que mon rêve se réalise de point en point. Que dis-tu de ridée ?...

— Je souhaite, mon fils, dit gravement le père, que rien ne vienne contrarier ta volonté. Car, tu le sais, que de beaux rêves nous faisons souvent en ce monde, dont rien n'est plus éloigné que la réalité ! Que le tien se réalise donc pour ton bonheur, et ce sera une des plus grandes joies qui puissent entrer dans le coeur de ton père.

Puis , reprenant tout à coup l'air souriant avec lequel il avait tout d'abord reçu la confidence :

— Et faudra-t-il être discret vis-à-vis de la jolie cousine ?...

— 0h! père, quelle question !...

— Allons, allons, sois tranquille ; la discrétion, c'est la première vertu des hommes de mon âge. Et, bien vrai, je te fais mon compliment, ton lin est superbe !

Que je voudrais donc déjà voir le joli mouchoir ! Ta soeur, que j'ai beaucoup de raisons pour croire ta confidente, a le même désir, j'en suis sûr. Qu'en dis-tu , Emma ? ajouta-t-il en s'adressant, avec un sourire heureux, à la jeune fille.

— Père, je suis absolument de ton avis.

Et elle adressa à son frère un regard rempli de douce malice. Et le père et le fils s'éloignèrent lentement, le premier appuyé sur le bras du second, tandis que la jeune fille les suivait en cueillant ici et là quelques-unes de ces fleurs des champs, si humbles et pourtant si jolies, dont elle paraissait vouloir se composer un modeste bouquet.

(...)