Les mémoires d'un mouchoir brodé
J. Brare. - 1888
Le récit est décomposé en 15 chapitres tels qu'énumérés ci-dessous :
- La petite graine.
- Le brin d'herbe.
- Les mauvaises herbes.
- La petite fleur bleue.
- Les projets.
- Le rouissage.
- Curiosités.
- La grange.
- Le teillage.
- La filature.
- Le tissage.
- La batiste.
- Apprêt et coupe.
- Broderie.
- La dentelle.
1 - Le brin d'herbe
Par une de ces rares et belles journées qui semblent annoncer l'approche du printemps, je fus, en compagnie de bon nombre de petites graines comme moi, jetée - j'ignorais pourquoi - dans une terre forte : c'était un grand champ, près de l'Oise, cette belle rivière, à l'eau claire et limpide, qui traverse une des plus fertiles contrées du nord de la France, ce noble et beau pays, que je puis fièrement, comme vous, appeler mon pays.
Une fois là, je ne songeai paresseusement qu'au repos, sans même m'inquiéter du sort de mes chères compagnes. Je me complaisais dans cet état d'isolement, quand tout à coup d'hideuses dents, pénétrant bien avant au-dessous de nous, soulevèrent la terre et nous bouleversèrent avec elle. Qu'était-ce ? Qu'allais-je devenir ?... J'étais saisie de frayeur !... Peu après , une énorme et lourde machine roula au-dessus de nous, avec un bruit affreux, et puis enfin tout entra dans le calme le plus absolu.
J'étais enfouie plus profondément. Qu'est-ce que cela signifiait ?... A quoi étais-je destinée ? Longtemps je me le demandai.
Pendant ce temps, je ne sais quel travail mystérieux se fit dans tout mon être ; je ne pourrais dire par quelles transformations diverses et successives une main invisible et puissante me fit passer ; mais je ne tardai pas à m'apercevoir que je n'étais plus la même petite graine d'autrefois ; un jour, la terre se souleva doucement pour me livrer passage, et, ô bonheur ineffable ! je sentis une douce brise passer sur ma tête, comme pour la rafraîchir ; la lumière du jour m'inondait, un délicieux parfum s'exhalait autour de moi el le zéphir m'apportait la suave harmonie de mille voix qui s'élevaient dans les airs comme pour célébrer en un concert sublime les beautés de la nature.
J'étais un simple brin d'herbe, une faible et bien faible tige, dont la petite tête verte n'était qu'un point sur la surface de la terre.
Mais l'éclatante lumière qui avait présidé à ma naissance et à celle de mes compagnes, car je n'étais pas seule, devait bientôt s'obscurcir ; la douce haleine dont j'avais goûté les délicieuses caresses ne devait pas tarder à faire place à un élément agité. En effet, un vent violent s'éleva tout à coup, balayant affreusement la surface du sol ; le ciel devint noir et menaçant. J'étais saisie d'épouvante. Enfin une nuée de petites pierres blanches , se détachant des nues et poussées violemment par le vent, vinrent s'abattre sur nos tètes. C'était horrible !... Si jeune et voir de si près la mort ! Car c'était la mort que le ciel nous envoyait avec ces affreuses petites pierres, dont le nom me fut dévoilé plus tard.... On les appelait la grêle. La grêle ! oh ! que c'est terrible pour les petites plantes naissantes I Quand vous en verrez tomber, mes jeunes amis, plaignez les malheureuses fleurs répandues sur la terre pour les besoins et la jouissance des hommes. Mais plaignez surtout vos semblables qui peuvent voir en un instant détruits et le fruit du travail de toute une année, et leurs espérances longtemps caressées, et l'avenir d'une famille tout entière.
Je crus vingt fois être mutilée , hachée, et déjà je faisais, dès ma première heure dans le monde des lumières, de bien tristes réflexions sur le sort qui m'attendait dans la vie et qui s'annonçait comme devant m'apporter bien d'amères déceptions.
Cependant le mois de mars, alors à sa lin, passa sans m'amener d'autres tribulations que des pluies trop fréquentes dont je me sentais bien incommodée, mais que je bénissais néanmoins quand je songeais à la terrible grêle qui avait failli m'enlever si brutalement la vie.
(...)