Mémoires d'un mouchoir brodé - 3/15

Les mémoires d'un mouchoir brodé
Les mémoires d'un mouchoir brodé
J. Brare. - 1888
"Les mémoires d'un mouchoir brodé" ont été écrits et édités par J. Brare en 1888. La parole y est donnée à un mouchoir de mariage du 19ième siècle. Dans un style délicieusement suranné, du semeur à la dentelière, nous y découvrons la diversité et la complexité d'une filière textile aujourd'hui largement disparue.

Le récit est décomposé en 15 chapitres tels qu'énumérés ci-dessous :
  1. La petite graine.
  2. Le brin d'herbe.
  3. Les mauvaises herbes.
  4. La petite fleur bleue.
  5. Les projets.
  6. Le rouissage.
  7. Curiosités.
  8. La grange.
  9. Le teillage.
  10. La filature.
  11. Le tissage.
  12. La batiste.
  13. Apprêt et coupe.
  14. Broderie.
  15. La dentelle.

3 - Les mauvaises herbes

Le beau temps vint cependant, me rappelant l'heure délicieuse qui avait salué le petit brin d'herbe naissant, qui avait souri à son apparition sur cette terre.

La douce chaleur du soleil réchauffait mon petit corps grêle et portait la vie jusque dans mes chétives et délicates racines.

L'humidité, si nuisible à ma santé, disparaissait peu. à peu. Aussi quelle joie intime j'éprouvais en me sentant pour ainsi dire renaitre ! Car ce n'est pas vivre que de voir sans cesse sa vie menacée.

Mais tant de bonheur ne devait pas durer longtemps.

J'étais déjà un peu grande et je ne cessais de bénir la bienfaisante influence du soleil. Egoïste , je ne songeais qu'à moi. Je ne pensais pas que les rayons ardents que je bénissais comme mes bienfaiteurs, pouvaient près de moi dispenser la vie à d'autres plantes qui menaceraient mon existence.

Un jour, un léger souffle m'inclina vers la terre. En approchant, j'entendis un murmure affreux, un bruit de petites voix inconnues qui me remplirent de crainte. Je regardai attentivement le sol autour de moi, et je vis, ô terreur ! partout la terre se soulever mystérieusement et d'affreuses petites tètes apparaître à sa surface. Quel nouveau malheur me menace ? me demandai-je tout effrayée.

Mon incertitude ne fut pas de longue durée.

Les tètes sortirent, les corps se glissèrent bientôt hors de la terre, et, au bout de quelques heures, d'innom­brables bras apparurent, s'étendant traîtreusement sur le terrain environnant, qu'ils menaçaient d'envahir.

Cependant la nuit vint, et l'obscurité ne me permit pas de suivre les progrès que pourraient faire ces petits monstres que je ne pus m'empêcher de considérer comme des ennemis.

Ces moments de doute et d'incertitude furent terribles. Mais l'enfance est confiante, même au milieu des plus grands dangers.

Ne voyant plus mes ennemis, je ne me crus bientôt plus menacée ; mes craintes se dissipèrent peu à peu, l'espérance ne tarda pas à renaître, et je finis même par me persuader qu'il me serait très aisé de vivre en bonne intelligence avec ces nouveaux venus. Si bien que je m'endormis profondément et ne me réveillai qu'a l'heure où le soleil se leva.

Quel spectacle s'offrit alors à ma vue !...

Pendant mon repos, ces terribles envahisseurs avaient sournoisement travaillé, et il ne restait plus qu'un très faible espace qui me séparât de leurs redoutables étreintes ! Les chauds rayons que j'avais tant bénis les jours précédents leur donnèrent une vigueur nouvelle. Les bras s'allongeaient, s'allongeaient..., et bientôt je fus saisie, enlacée, étouffée ...

Je sentais, à mesure qu'ils montaient, pâlir ma tige suffoquée ; au beau vert qui, aux jours heureux, la colo­rait, succéda une teinte jaunâtre de mauvais augure : je sentais ma vie s'en aller.

Me va-t-il donc falloir mourir !... pensais-je. Mourir si Jeune !...

Oh! c'était horrible !

Cependant, des pas timides, et qui semblaient se poser avec toutes sortes de précautions sur la terre, se firent entendre ; un souffle souleva ma tête endolorie, et je crus voir devant moi un ange, sons les traits d'une jeune fille. Sa blanche main s'avança vers moi, et en une seconde je fus débarrassée de mes ennemies, des mauvaises herbes qui m'étouffaient. Elle me paraissait com­mander à d'autres jeunes tilles qui rendaient le même service à mes compagnes ; car, près de moi, mes pauvres soeurs avaient souffert des mêmes étreintes ; un concert de reconnaissance devait s'élever dans leur coeur, comme dans le mien. Oh ! comme ma bienfaitrice me semblait belle !... Pour la remercier, je lui fis le plus joli salut que jamais petit brin d'herbe pût faire : je déployai toutes mes grâces devant la jolie jeune fille, mais ce fut peine perdue. J'étais de trop maigre apparence pour qu'elle me remarquât. Aussi ne connut-elle jamais la profonde gratitude dont mon coeur était rempli et dont mon salut devait lui fournir la preuve , s'il lui avait été donné de le voir.

D'autres pensées d'ailleurs la préoccupaient ; près d'elle, une jeune enfant, sa soeur, à ce que je crus com­prendre, l'aidait à nous débarrasser de nos ennemis.

— Clémence, lui dit-elle , tu vois, il était temps ; ces belles tiges de lin, qui promettent tant, allaient mourir étouffées par ces mauvaises herbes. Eh bien ! dans nos coeurs, à nous, croissent quelquefois aussi de mauvaises herbes, bien plus redoutables encore. Elles montrent, timidement d'abord, leurs vilaines figures et restent là quelque temps cachées. Mais il faut bien prendre garde. Les affreux petits démons s'enhardissent bien vite. C'est alors qu'il faut arrêter leur audace en arrachant impi­toyablement leurs racines de la terre qu'ils ont soulevée, c'est-à-dire de notre coeur où ils ont pris naissance. Car ces mauvaises herbes , ce sont nos défauts. Petits d'abord, ils ne tardent pas à grandir et à devenir envahis­sants , si nous ne savons pas tout de suite y mettre bon ordre.

— Je comprends, petite soeur, répondit l'enfant. Va, sois tranquille, je saurai bien prendre garde, pour que tu sois toujours contente de moi , ainsi que petite mère.

(...)


Chapitre suivant: La petite fleur bleue.

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