Les mémoires d'un mouchoir brodé
J. Brare. - 1888
Le récit est décomposé en 15 chapitres tels qu'énumérés ci-dessous :
- La petite graine.
- Le brin d'herbe.
- Les mauvaises herbes.
- La petite fleur bleue.
- Les projets.
- Le rouissage.
- Curiosités.
- La grange.
- Le teillage.
- La filature.
- Le tissage.
- La batiste.
- Apprêt et coupe.
- Broderie.
- La dentelle.
4 - La petite fleur bleue
Délivrée des hôtes importuns qui avaient voulu attenter à ma vie et nourrie par une température bienfaisante, je grandis rapidement et devins la tige de lin la plus belle qu'on eût vue depuis longtemps. Grande, forte, vigoureuse, je me laissais aller à regarder mes compagnes avec un petit sentiment d'orgueil que j'aurais eu de la peine à bien définir. En me voyant la plus belle, tout mon être frissonna de plaisir. Une circonstance surtout vint mettre le comble à mon bonheur : le pied de ma bienfaitrice, en se posant près de moi, sur la terre humide, pour me délivrer de nos ennemis, y avait laissé son empreinte profonde. La dernière pluie l'avait emplie. Quelques gouttes d'eau y restaient ecore. Je m'y vis comme dans un miroir, et je ne saurais dire la joie qui m'inonda en apercevant quelques-uns de mes boutons colorés d'un beau bleu tendre.
J'allais fleurir I Et aussi loin que pouvait s'étendre mon regard, pas le plus petit point bleu qui se montrât. !
C'était le matin, dès l'aurore, que m'avait été révélé le secret de ma beauté naissante ; cette journée acheva de me rendre la privilégiée entre toutes les plantes de lin : quand le soir arriva , j'étais une fleur entièrement épanouie.
Plusieurs jours de suite je restai séduisante d'attraits, rivalisant de fraîcheur et de pureté avec le ciel d'une belle journée. Je ne tardai pas cependant à me voir éclipsée par mes voisines devenues fraîches et bleues, tandis que mes couleurs pâlissaient et que ma beauté allait en décroissant. Il faut que je le dise à ma louange, cette comparaison faite à l'avantage de mes compagnes n'excita pas chez moi le plus petit sentiment de jalousie. Quelques jours plus tût je me serais sentie , il me semble, blessée dans mon orgueil ; décidément je commençais à devenir raisonnable.
Ma parure tomba lentement ; l'âge mur s'avançait à grands pas. A mesure que je me sentais vieillir, mes idées prenaient une tournure plus sérieuse ; j'entrevoyais, vaguement, il est vrai, ma véritable valeur. Fleur, j'avais pu briller d'un éclat passager ; mais ce n'était pas, quelque chose me le disait, pour jouir d'une beauté éphémère que j'avais été placée sur la terre ; j'étais appelée certainement à une destinée plus élevée. Quel rôle pourrai-je jouer un jour, me demandai-je , qui me rende utile aux hommes ?
(...)